L’Invitation
de Claude Simon
Création 2024
… au poste qu’il occupait un homme à peu près normal pouvait avoir succédé à une suite de bandits sortis tout droit aurait-on dit, sous leurs uniformes déguisements de chapeaux mous et de rigides gabardines, des fonds reculés de l’Histoire, avec cette différence que les têtes d’animaux prédateurs ou monstrueux autrefois peints sur les blasons ou les écus (les têtes de sangliers, les têtes de renards, de chacals, de loups, d’hippopotames ou de rats) apparaissaient chez eux coincées entre le rabat de l’inévitable feutre (ou de l’inévitable bonnet d’astrakan) enfoncé jusqu’aux yeux et un col amidonné, les yeux eux-mêmes uniformément fixes, absents, vides, morts, à peu près aussi expressifs que des boutons de bottine ou des grains de mâchefer : les mêmes yeux, les mêmes regards absents, inexpressifs que lorsque peu après la mort du bandit séminariste ils (les hommes à têtes de rats, d’hippopotames ou de chacals) avaient rouvert la porte de la salle du Conseil où ils s’étaient réunis et, sans un mot, d’un simple mouvement de tête, montré aux gardes stupéfaits le corps étendu sur le plancher de celui qu’ils venaient d’assassiner : quelque chose (l’épisode – ou comment l’appeler ? : le drame, la scène shakespearienne, le meurtre, l’exécution ? le pugilat ? …) relevant non pas même alors des balbutiements de l’Histoire, de ses bégaiements, mais de ses vagissements et non pas sauvage, barbare, mais très exactement animal, c’est-à-dire nécessité non par le calcul, l’ambition, mais le simple et primitif instinct de conservation
Claude Simon, L’Invitation, 1988