Dans ce jardin qu’on aimait

Entretien

Avec Victor Roussel, Théâtre de la Bastille

Victor Roussel : Dans ce jardin qu’on aimait est un nouveau chapitre de votre longue collaboration avec l’écrivain Pascal Quignard. Comment votre relation a évolué au fil du temps et des créations ?

Marie Vialle : Avec Pascal Quignard, nous partageons une sorte de fraternité. C’est la cinquième pièce que nous faisons tous les deux et, à chaque fois, la place du texte est différente, notre relation change, nous ne travaillons pas ensemble de la même manière. Le premier spectacle, Le nom sur le bout de la langue, était le premier texte que je lisais et qui m’inspirait un désir de mise en scène. J’avais envie de prononcer ces mots-là, d’avoir à dire cette langue sans attendre. Puis Pascal m’a proposé un texte, Triomphe du temps. Plus tard, dans une salle de répétition, j’ai rejoué devant lui ces deux premiers spectacles, à la suite, comme je le pouvais. Il a alors écrit Princesse Vieille Reine. Pour La Rive dans le noir, il avait envie que nous soyons tous les deux sur scène, en compagnie d’oiseaux. Il a écrit en imaginant cela. Avec Dans ce jardin qu’on aimait, nous avons commencé par adapter son roman en choisissant ensemble de se concentrer sur la relation entre le père et la fille. Puis j’ai voulu prolonger le geste de Rosemund à la fin du récit, cet élan d’une fille qui publie l’œuvre de son père disparu. Je lui ai donc proposé de croiser le texte avec le livre réel de Simeon Pease Cheney, Wood Notes Wild, pour que Rosemund chante les partitions de son père sur scène et raconte son histoire. Pascal Quignard était d’accord, j’ai poursuivi mon chemin et j’ai proposé à David Tuaillon de traduire Wood Notes Wild et de travailler avec moi à mêler les deux textes. Et si cette fois Pascal n’est pas sur scène, il est présent avec nous car il a librement interprété au piano les partitions du Merle et du Seau de Simeon Pease Cheney, qui sont diffusées à certains moments du spectacle.

V. R. : Qu’est-ce qui vous pousse à faire théâtre dans l’écriture de Pascal Quignard ?

M. V. : Je ne pose pas la question d’en faire du théâtre… Les questions profondes que son écriture ouvre en moi font que je n’ai pas d’autre choix que de les porter sur scène. Je ne choisis pas un texte, ça tombe, et je ne réalise que plus tard les raisons qui m’ont poussée à travailler. Le désir et l’angoisse sont très présents dans les textes de Pascal ; j’y trouve quelque chose que j’ai besoin d’expérimenter. Son rapport au monde est extrêmement attentif, dans la joie du détail, musical d’une certaine manière et, en même temps, laisse toujours apparaître la cruauté du monde d’une façon éclatante. Quand il décrit une simple fougère, il le fait merveilleusement bien et avec tellement de précision. Sa langue creuse mais ne s’approprie jamais le monde, elle laisse un écart qui dit à la fois le ravissement et le mystère. Ce sont des sensations qui m’apaisent car je les reconnais, comme un langage que je ne saurais pas dire mais qui se révèle à moi en le lisant.D’un autre côté, il y a aussi toujours des choses que je découvre totalement. Princesse Vieille Reine par exemple, sur la question du féminin, était en avance sur ce que je ressentais et n’arrivais pas encore à dire à voix haute. En passant par la réflexion, mais surtout par le corps, en jouant, en mettant en scène, je laisse son écriture élucider mon propre rapport au monde. Pascal m’a dit ça un jour : on cherche ensemble une chose qu’on ignore.

V. R. : Comment avez-vous travaillé ce texte ?

M. V. : Avec Dans ce jardin qu’on aimait,comme avec ses autres textes, je n’avais pas le souci de faire du théâtre, c’était plutôt comme une partition, un pot de peinture avec lequel je devais me débrouiller pour trouver et entrouvrir ce qui me taraudait. Au début, je travaille seule, libre, avec le rythme, la vitesse et le tempo, avec mon corps dans l’espace pour faire résonner cette langue, pour donner vie aux images que j’ai en tête. Le texte est presque comme un rocher autour duquel on tourne, une matière qu’on manipule. Là, la chose nouvelle était de partager cette écriture, ce rapport, cette langue avec Laurent Poitrenaux. Et il y avait des situations à créer ensemble, à inventer, à résoudre.

V. R. : Le spectacle raconte l’histoire du pasteur Simeon Pease Cheney qui, après avoir perdu sa femme, chasse sa fille de son presbytère et se met à retranscrire minutieusement le chant des oiseaux. Comment avez-vous abordé cette relation ?

M. V. : Cette relation est plurielle, elle évolue au fil de la pièce. Au début, Rosemund guide les spectateurs vers l’histoire de son père et de sa musique. Cheney est dans le temps de la fiction tandis que Rosemund s’adresse au public dans le temps présent. Elle est une récitante, elle commence par décrire les actions du pasteur, comme on décrit un tableau. Puis tous les deux font une traversée de solitude, l’un à côté de l’autre mais sans se parler, jusqu’à ce que Rosemund, petit à petit, arrive à rejoindre son père. Grâce à la musique ils arrivent à partager un même espace, une même temporalité, et un véritable dialogue s’instaure, comme si le temps des morts et le temps du présent s’encastraient.

Dans frater Lucius, le dernier chapitre de Sur le jadis, Pascal écrit cette phrase : « Quand on écoute un chant, le corps n’est plus assujetti au temps qui passe ». La pièce est ainsi comme un appel, à l’image du chant des oiseaux, on fait venir l’autre à soi grâce à la musique, on crée un temps  hors du temps pour pouvoir être ensemble. Et le dialogue que nouent le père et la fille est évidemment trouble. Comme l’explique Pascal, c’est un conte de Peau d’Âne à l’envers, un amour impossible qui pourtant leur permet de cultiver le souvenir de l’autre. Pour pouvoir approcher de cet endroit de confusion, sans jamais nommer l’inceste, sans chercher à résoudre cette question, j’ai voulu choisir un comédien d’une même génération que moi  afin de suggérer que ces deux corps pourraient aussi être ceux de deux amants. La présence de Laurent Poitrenaux est formidable, il sait garder la simplicité du geste, son jeu est tout en éclaircissements et nous dégage de toute fausse complexité, de toute pesanteur.

V. R. : S’occuper d’un jardin et faire du théâtre, cela se ressemble beaucoup. Dans un espace placé à l’écart, à échelle humaine, on essaye de nouer un dialogue avec le monde immense. Avez-vous pensé la scène comme un jardin ?

M. V. : Tout à fait. Le centre de la scène est donc le jardin dont s’occupe le père pour entretenir le souvenir de sa femme, un espace clos ouvert au monde entier, entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. La fille en occupe quant à elle la périphérie, elle fait de la scène une surface de projection, un espace mémoriel. Mais je ne voulais pas être dans la figuration et Yvett Rotscheid, la scénographe, a eu l’idée de tapisser le sol de plaques de cuivre car c’est une matière sensible, qui réagit très fortement, qui s’oxyde au contact de l’eau… Et c’est un sol miroir qui reflète le ciel. Mais la scène est aussi un laboratoire musical, avec la présence des micros, inspiré par John Cage, et notamment son Water Walk où il menait des expériences sonores en faisant couler de l’eau dans une baignoire. Le son participe de la construction et de la perception de l’espace, une goutte d’eau qui tombe, la manière dont ce bruit nous parvient et dont chacun l’interprète et le ressent, toutes ces strates sensibles donnent son épaisseur à la scène. Ce qui a été fondateur, et ce qui fait le trait d’union entre ces différents espaces, c’est la manière dont les oiseaux organisent leur territoire. L’oiseau jardinier satiné, par exemple, construit son nid et le décore avec des bouchons de bouteilles, des plumes, plein d’autres objets hétéroclites, tous de couleur bleue pour refléter la couleur bleue de ses propres yeux. Le territoire, comme le chant, est construit par le désir de s’adresser à l’autre. Deleuze et Guattari parlent de ritournelle, ils expliquent qu’un territoire est un acte qui se construit par des rythmes, des chants, des postures… Vinciane Desprest en parle aussi remarquablement bien.

Ainsi, avant que père et fille puissent se rejoindre, j’ai voulu laisser la scène s’emplir de chants d’oiseaux car leur musique fait naître un espace que les deux personnages peuvent enfin habiter ensemble. Habiter en étant pleinement attentifs au monde, aux toutes petites choses. Quand on est sur scène, on fait véritablement cette expérience : il suffit d’un rien, de se tenir un peu différemment, pour qu’une phrase se transforme, sonne d’une autre façon. Un simple regard a des répercussions qu’on peut ressentir fortement. Une dernière lecture m’a d’ailleurs beaucoup inspirée et m’a même permis de terminer le spectacle : Une pluie d’oiseaux de Marielle Macé. Elle y parle d’écologie de la parole et fait un lien entre le chant des oiseaux et le poème. Dans la scène où le père et la fille travaillent ensemble à l’écriture du livre de partitions, en voisinage avec les oiseaux, je voulais qu’à travers les mots prononcés on ressente la responsabilité de ce que l’humain dépose dans le monde.

V. R. : Le trajet du spectacle est donc guidé par la musique et le chant ?

M. V. : Autant par la musique, par le chant, que par l’écoute. L’écoute intense de ce qui est là, de ce qui nous entoure à chaque instant,et qui nous permet d’atteindre une ouverture extraordinaire, de s’abandonner au monde. Écouter intensément le vent, une goutte d’eau, un camion qui passe, le battement du cœur… C’est ça qui m’a passionné avant tout. Et je trouve que la ligne que David Tuaillon a tiré pour l’adaptation est magnifique : on sent réellement Simeon Pease Cheney passer du corps de sa femme perdue, de cet érotisme morbide, aux bruissements du monde, sensuels, excitants, permanents, tout autour de lui. C’est cette écoute qui donne sa qualité au spectacle, c’est la tentative de tisser musicalement la représentation avec les bruits du monde. Avec le créateur sonore, Nicolas Barillot, cette question s’est étendue au public : dans quelle situation d’écoute place-t-on le spectateur ? Comment lui permettre une grande concentration tout en créant des reliefs afin que son écoute se renouvelle. D’ailleurs, il y a autant de manière d’écouter que de personnes dans la salle. Il a aussi fallu désencombrer le spectacle d’une fausse représentation de l’écoute, d’une posture cérémonielle, silencieuse, de repli sur soi. L’écoute est une chose concrète, elle est une matière.

V. R. : Avez-vous trouvé une résonance entre votre rapport à la création et la volonté du pasteur Cheney de se retirer dans son jardin ?

M. V. : Pascal Quignard parle beaucoup de se retirer, de vivre dans l’angle du monde, hors de la société. Cela me touche dans son écriture, et dans le personnage du pasteur Cheney : il ne se retire pas dans son jardin pour se couper du monde mais pour laisser la vie lui apparaître pleinement, la vie sauvage, animale, végétale. Il n’occupe pas une position égotique. Cela questionne très fortement mon rapport à la création. Il faut arriver à trouver en soi un geste inscrit, nécessaire, et pour ce faire il faut s’accorder beaucoup de temps et prendre le risque de déplaire, de se retirer dans sa sauvagerie, dans son inconscient, se couper des règles sociales.

Et, en même temps, pour que les spectacles existent il faut très vite – trop vite – se rendre visible, partager le spectacle avec les autres, répondre aux attentes, occuper le terrain. C’est une équation qu’il m’est difficile de résoudre. Être loin, très loin de soi est une merveilleuse expérience quand on joue. Quand je regardais la chouette et le corbeau qui nous accompagnaient sur scène dans La Rive dans le noir, il y avait dans leur présence un éclat, une existence pure, qui m’a beaucoup déplacée en tant que comédienne. Ils n’étaient pas entravés, leurs mouvements étaient imprédictibles, toute mon attention était concentrée sur eux pour pressentir quand ils allaient s’envoler et les retenir à temps avec un petit morceau de viande. Cela m’a permis un abandon total car il était impossible de se regarder jouer. On est à la fois dans une concentration intense et dans un oubli de soi. Dans ce spectacle, il n’y a pas d’oiseaux mais nous imitons leur chant. Ce qui comptait, ce n’était pas de bien faire, mais de tendre vers, de s’élancer, de faire un pas vers l’autre, vers la beauté absolument étrangère des oiseaux. Déplacer la situation de l’artiste, laisser le monde apparaître dans toute sa radicalité me procure beaucoup de plaisir en jouant ce spectacle. Et la joie d’inventer avec Laurent Poitrenaux me permet le même abandon, le même « oubli de soi » qu’avec les oiseaux !

V. R. : Votre approche de la mise en scène a-t-elle évolué de la même manière ?

M.V. : Ma façon d’aborder la mise en scène a changé, surtout en partageant le plateau avec Pascal puis avec Laurent. C’est un exercice périlleux de créer un spectacle depuis la scène, sans avoir de recul ni de vision globale. Mais j’aime ce que cela produit, chacun doit accepter d’ouvrir son territoire, sa fonction, et de faire confiance. On fabrique vraiment ensemble car je n’incarne pas une position hiérarchique, en surplomb de la création. J’ai adoré profiter du regard aiguisé de Joël Hourbeigt sur les images que nous inventions. Sur scène, l’acteur est avant tout vulnérable, et peut très facilement être affaibli par le regard des autres, c’est une donnée de base. Mais en tant qu’actrice et metteuse en scène en même temps si je me sers de cette fragilité, de cette grande vulnérabilité pour en faire un outil, c’est-à-dire percevoir très vite ce qui me renforce ou m’affaiblit alors cela peut devenir une force, un savoir même. Car cette porosité permet d’avoir des renseignements très précis sur la justesse, le rythme… On ressent immédiatement, intimement, les idées qui permettent de construire ou de déconstruire un spectacle. On sait quel appui de jeu, quel objet, quelle matière, permettra de rejouer la scène cent fois, sans dépendre de son humeur du jour. Et je me dis que le spectacle, même achevé, reste tout aussi fragile. Chaque soir est une tentative.