L’Invitation
de Claude Simon
Création 2024
Jamais je n’aurais envisagé de mettre en scène ni jouer un texte de Claude Simon si Nicolas Auvray, directeur de la Comédie de Picardie, ne m’avait glissé en me passant commande d’un monologue, qu’il était son auteur préféré. La Chevelure de Bérénice, qu’il m’avait d’abord suggéré, m’avait paru aussi merveilleux qu’impossible au théâtre, et David Tuaillon m’a alors orienté vers cette œuvre tardive et méconnue qu’est L’Invitation.
Ce n’est pas tant le sujet du livre qui m’a d’abord retenue que la phrase elle- même : elle m’aspirait dans la lecture. C’était étrange, comme de me retrouver chez des gens chez qui je n’avais pas particulièrement envie d’être, sans pouvoir pour autant m’empêcher de rester là et de regarder intensément. J’éprouvais en réalité pleinement ce que Claude Simon appelle « la force de la forme ».
J’allais très lentement.
Je renonçais à lire en continu. Je reprenais, une fois, deux fois, quinze fois la même phrase. Pour en saisir le dessin. Pour tenir en tête le tableau en entier.
Ce sont les phrases elles-mêmes qui m’arrêtaient.
C’est seulement au fur et à mesure de cette « lecture creusée », en me contentant de suivre le fil labyrinthiquement déroulé de la phrase que les images de L’Invitation se sont progressivement révélées à moi. Et avec elles m’est apparue la portée politique du texte, l’intense engagement de cette écriture, contenue dans la puissance même de la phrase, son effort d’exactitude pour rendre intégralement justice au vécu, persister à penser et dire la vérité sur le lieu même où triomphe la vacuité et l’artifice, et qui vient combattre pied à pied, mot à mot, la logorrhée vide et obscène produite et alimentée par le pouvoir qu’il voit à l’œuvre autant dans la coquille vide qu’est devenue l’Union soviétique que dans la mascarade des artistes réduits à ses laquais.
Pour m’y essayer, j’ai cherché à aborder la phrase seulement avec le souffle, avec la voix, sans interpréter, sans expliquer, sans vouloir comprendre et il m’est ainsi apparu possible de « redresser » la floraison d’images, de sensations, de pensées, d’échos de toutes sortes constituées par les phrases, de les hisser afin de les donner à voir, à entendre dans leur totalité.
Mon désir d’actrice a tout simplement été piqué par un tel défi.
Ces phrases qui courent sur plusieurs pages, ces phrases de mille mots (littéralement : la plus longue en contient exactement 1 655), pleines de recoins, d’emboîtements, qui se brisent puis reprennent plus loin, comme des
vagues portées par une invisible et irrésistible lame de fond, qui se fracturent de parenthèses, débordent, se suspendent, ouvrent des brèches pour s’y précipiter, j’aimerais les entendre clairement, intégralement, les énoncer pour les ouvrir à l’infini. En faire l’expérience, de l’intérieur, pleinement, comme actrice, diseuse, parleuse.
Je voudrais à mon tour me confronter aux trois seuls problèmes que Claude Simon disait se poser en écrivant : « commencer une phrase, puis la continuer, puis la terminer ».
Je voudrais être cette phrase, fragile et dense à la fois. Éprouver pleinement, ce que Mireille Calle Gruber appelle « la tactilité, la sensualité de l’écriture ».
Je n’ai à vrai dire pas très envie de faire un « monologue de plus », de jouer, encore une fois, seule debout devant des gens loin dans le noir, de jouer à nouveau le jeu du « seule-en-scène ». Je veux descendre du plateau et, puisque des gens viennent me voir, je voudrais qu’ils soient avec moi dans le tableau, les mettre en scène eux aussi, les inviter à L’invitation. Et, pourquoi pas, dans ce royaume des monstres froids, chercher dans la proximité la chaleur humaine requise pour faire entendre cette immense écriture dans un échange d’attention, entre écoute intense et émission obstinée, échange de souffle, échange de présence et de curiosité.
Alors, pour ce spectacle, je souhaiterai recevoir le public hors d’un théâtre, dans un vrai lieu de pouvoir (ministère, ambassade, siège de parti politique, mairie, préfecture ?), que nous prendrions tel quel, parce qu’en tant que lieu de pouvoir, il aurait pu tout aussi bien accueillir cette rencontre entre « l’un des deux hommes les plus puissants du monde » et une petite assemblée improbable où se trouvait un des plus grands écrivains du siècle, qui devient par hasard et par malentendu récipiendaire d’une parole qui dépasse tout le monde.
Marie Vialle, octobre 2023
Il faut se laisser aller. C’est moins une phrase qu’un phrasé, c’est un rythme, une avalanche, un spectre de mots, de couleurs, de synonymes, qui travaille par touches, comme une mosaïque, avec une matière hétérogène. (…) Arriver à donner une forme à ce qui est d’abord des impressions, ce qu’il appelait « le magma des émotions », mettre de l’ordre pour rendre l’inattendu de la vie. (…)
Il y aura toujours à enchaîner, toujours à continuer.
Mireille Calle-Gruber
Sur cette planète qui va s’assombrissant et où nous demeurons, sur le point de nous taire, reculant devant la folie grandissante, quittant les contrées du cœur, abandonnant toute pensée et prenant congé de tant de sentiments, qui ne comprendrait pas soudain – lorsqu’elle retentit encore une fois, retentit pour celui qui l’écoute – ce que c’est : une voix humaine ?
Ingeborg Bachmann, Musique et poésie.